Grâce à la puissance des réseaux et des nouveaux systèmes de distribution, les produits culturels particuliers et originaux deviennent aussi lucratifs que les phénomènes de mode : un nouveau modèle économique désigné sous le terme de « Longue traîne ».
Si vous tracez une courbe décrivant les volumes de ventes de livres, avec en abscisse le nombre d’exemplaires vendus et en ordonnée les titres classés en ordre décroissant de succès, elle aura cette forme de demie-cloche bien connue des statisticiens : partant d’un maximum, elle décline très rapidement avant d’amorcer une pente très douce et très, très longue. Aussi longue que la liste de tous les livres écrits depuis toujours ou presque et dont on ne vend que quelques exemplaires par an. Cette partie de la courbe a été désignée pour la première fois en 2004 par le journaliste américain Chris Anderson dans un article du magazine Wired sous le terme de « long tail », une longue queue devenue traîne en français. Cette courbe n’est pas l’apanage du marché du livre : elle décrit la vente de la quasi-totalité des produits de consommation.
Dans le commerce physique traditionnel, celui des librairies et des maisons de disque, le prix du stockage étant très élevé, seuls les titres de la première partie de la courbe sont disponibles. Les articles de la longue traîne sont au mieux accesibles sur commande, au pire à dénicher sur le marché de l’occasion. Les réseaux traditionnels de distribution, limités en capacité, ont donc longtemps tiré parti des phénomènes de mode, des hits et autres best-sellers. Dans le secteur des produits culturels, mais pas seulement celui-ci, on a donc longtemps privilégié une offre limitée de produits consensuels.
Avec l’avènement des plateformes de vente en ligne, la boutique devenue virtuelle a considérablement augmenté ses capacités de stockage tout en diminuant ses coûts. En augmentant exponentiellement l’offre de livre, en rendant quasi illimitée la liste des titres disponibles, les sites comme Amazon ont pu exploiter toutes les richesses de la longue traîne : la somme cumulée des ventes de « raretés » dépasse de très loin celle des « blockbusters ». Les nouveaux réseaux de vente ont donc bien compris les vertus de la longue traîne, au point de contribuer à l’allonger toujours plus : ce sont ces fameuses propositions associées présentées sous forme de « ceux qui ont aimé ce produit ont aussi acheté… ». Résultat : la liste des titres vendus de cesse de s’allonger, tout comme d’ailleurs le catalogue des sites de vente et diffusion de musique en ligne qui exploitent la longue traîne de la même manière.
Ce phénomène se limitera-t-il au marché des produits culturels ? Si l’exploitation très lucrative de la longue traîne est en effet encore le privilège du secteur du divertissement, les limites du choix de produits de tous ordres offert au consommateur par le réseau ne cessent de reculer. De la paire de chaussures au meuble de salon, le choix disponible depuis son écran est désormais supérieur à celui de toutes les boutiques de sa région. La longue traîne décline également ses effets sur l’offre des sites internet : pour figurer en bonne place des résultats d’une recherche, les vitrines électroniques doivent se démarquer de la masse, répondre à des demandes plus particulières. L’économie numérique a ainsi renversé la tendance à l’uniformisation de l’économie physique : la rareté et l’originalité sont devenues les atouts d’un marché qui se nourrit désormais d’une diversité toujours croissante.
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